Judith Buthler : “Il ne peut y avoir de critique”

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La censure ne permet pas seulement au massacre des Palestiniens de continuer ; elle sert aussi de miroir et de justification à la violence d’État.

“Harvard déteste les juifs” Visuel des sionistes affiché par avion… (ndlr)

La censure ne permet pas seulement au massacre des Palestiniens de continuer ; elle sert aussi de miroir et de justification à la violence d’État.

 

Judith Butler

  • 13 décembre 2023

 

Après la violence génocidaire à Gaza et la réduction au silence des campus universitaires, le fait que, comme d’autres, je n’ai pas aimé tous les aspects des arguments de certains groupes étudiants après le 7 octobre n’a maintenant presque plus d’importance.

 

Quand j’ai proposé dans le London Review of Books une critique du langage utilisé par le Comité de solidarité avec la Palestine de Harvard, je l’ai fait dans l’esprit d’une discussion. Je n’ai pas prévu que leur point de vue serait étouffé, ni l’ampleur du harcèlement et du doxing[1] qu’ils subiraient. Il est encore temps, cependant, de défendre les droits de ces étudiants — de tous les étudiants — à exprimer leur point de vue sans peur de représailles ni de préjudices.

 

La crise de la liberté académique à laquelle nous sommes actuellement confrontés est la plus aiguë depuis les années McCarthy aux États-Unis. L’accusation d’antisémitisme a été instrumentalisée pour étouffer la parole d’une manière qui devrait être profondément alarmante pour quiconque se soucie non seulement de la liberté d’expression dans l’espace public, mais aussi de la liberté académique sur les campus universitaires. Quand même des appels à un cessez-le-feu sont considérés comme antisémites, seuls ceux qui soutiennent la guerre d’anéantissement menée par Israël contre le peuple palestinien à Gaza sont exonérés de cette accusation.

La confusion entre anti-sémitisme et anti-sioniste ne peut servir que les objectifs d’une censure extrême, car elle empêche ceux et celles qui s’opposent à la violence israélienne en cours — l’assassinat de près de 18000 Gazaouis à ce jour — d’exprimer leur indignation morale et politique et de défendre les principes fondamentaux de la libre expression et de la justice politique. Si nous osons qualifier le massacre d’annihilationniste, ou dire qu’il porte une intention génocidaire ou qu’il est un génocide lui-même, comme plus de 800 juristes l’ont récemment maintenu, alors nous sommes accusés d’antisémitisme. Mais qu’est-ce que cela signifie que le fait de s’élever contre un génocide soit immédiatement censuré ? Cela signifie que seul un discours qui justifie l’injustice est justifiable.

 

Quand les généraux israéliens, avec le soutien du président Herzog, prétendent qu’il n’y a pas de civils à Gaza (évoquant la phrase tristement célèbre de Golda Meir : « il n’existe pas de peuple palestinien distinct »), ils préparent le terrain pour être complètement disculpés de l’anéantissement des civils à Gaza. S’il n’y a pas de civils, alors il ne peut pas y avoir, par définition, de morts civils, aucun crime de guerre ne peut être commis, et tous les massacres sont justifiés. Le « pas » de « pas de morts civils » exprime et ratifie la logique d’annihilation elle-même. Elle ne se produit pas et donc elle ne peut être contestée. La déréalisation du massacre rejoint la censure de tout discours qui le qualifierait de génocide, ou même de crime de guerre, ou appellerait à sa fin. Cela fait sens que les groupes étudiants forment ou rejoignent des rassemblements petits ou grands pour protester contre cette logique détestable et la campagne implacable de massacre qu’elle soutient. Ceux qui s’opposent à leurs manifestations comme « antisémites » dévalorisent, gonflent et instrumentalisent une accusation qui devrait être réservée pour les cas clairs d’antisémitisme qui émergent dans la rhétorique anti-sioniste. Ceux-là seuls devraient être nommés et combattus parce que tout racisme doit être combattu. De même que l’antisémitisme nationaliste chrétien qui soutient le sionisme, et auquel Netanyahou accorde un laissez-passer. Mais en ce moment précis, nous devons demander comment la censure, le doxing et les brimades non seulement éliminent —ou mettent hors la loi — la condamnation publique de crimes contre l’humanité mais servent même à justifier le massacre.

 

Dans un retournement hallucinant, ceux et celles qui s’opposent au génocide sont, paradoxalement, accusés d’intention génocidaire, comme nous l’avons vu quand le 7 décembre la députée républicaine Elise Stefanik a mis publiquement sur la sellette Liz Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, et Claudine Gay, présidente de Harvard. Son interrogatoire incluait dans ses questions mêmes plusieurs suppositions douteuses — en particulier l’idée que certaines phrases expriment une intention génocidaire — plutôt que d’envisager leur place dans un mouvement d’émancipation. « Intifada », généralement traduit en arabe par « soulèvement », signifie « être secoué » ou « se secouer ». Une intifada est conçue comme un mouvement qui confronté à la violence coloniale refuse de rester docile, comme une tentative pour se débarrasser des entraves du régime colonial. C’est aussi un appel à l’unité palestinienne.

Cela implique-t-il nécessairement une violence génocidaire ? Non. Bien sûr, certains peuvent imaginer que les colonisés, une fois libérés de leurs chaines, se retourneront contre le colonisateur avec une intention vengeresse génocidaire. Mais imaginer n’est pas prédire. De fait, cela n’arrivera pas si une décolonisation radicale réussit. Si la rage de l’intifada, cependant, est dirigée contre le régime colonial, la décolonisation provoquera plus probablement une autre émotion : une joie émancipatrice, un sentiment de liberté, la libération des chaines qui n’ont fait que se resserrer pendant les soixante-quinze ans durant lesquels elles ont été imposées. Il suffit de demander si les Palestiniens préfèreraient être tués par des acteurs non-juifs pour voir que c’est à la violence d’État qu’ils s’opposent.

 

Quand on lui a demandé si l’université de Harvard condamnerait les appels à un génocide juif, Gay a à juste titre hésité, parce que la question présumait que quiconque appelait à une intifada, ou scandait « du fleuve à la mer », exprimait une intention génocidaire ou proférait une menace concrète en vue d’oblitérer les vies juives israéliennes, ou les vies juives plus largement. L’interrogatoire aurait dû être arrêté exactement à ce moment, pour mettre à jour ces suppositions fugaces.

Mais, au moment de l’interrogatoire, elles ont été consolidées : « intifada » et « du fleuve à la mer » ont été, sans une pause pour y réfléchir, identifiés avec l’appel à un génocide contre les juifs, et des appels à une libération ont été compris comme des menaces de violence antisémite.

Quand la capacité de réfléchir sur des suppositions contestables est effacée, le piège est mis en place. La conséquence terrible est qu’il ne peut y avoir aucune critique de la machine à tuer d’Israël, aucun discours d’opposition, qui ne soient immédiatement interprétés comme un appel à la violence — voire la menace verbale de violence même. Toute présidente aurait raison d’hésiter avant de répondre à une telle question, puisque l’interrogatrice a introduit un ensemble de fausses prémisses et d’identifications spécieuses dans la forme même de cette question. Dans le sillage de la démission de Magill, la présidente Gay a une décision éthique à prendre : se dresser contre les formes d’inquisition qui identifient à une intention génocidaire la résistance à la violence israélienne, se dresser en faveur des droits à manifester et à contester, ou devenir un instrument de censure et de déni. Les excuses qu’elle a présentées n’augurent rien de bon. Quelle que soit sa décision finale, elle établira un précédent important à la fois pour la liberté académique et la liberté d’expression.

A l’université, nous mettons en question la question à cause de ses prémisses. Si nous perdons cette capacité critique dans nos classes et dans la vie publique, nous perdons notre mission et nous manquons à nous-mêmes et à nos étudiants. La censure est féroce et conséquente, puisque nous sommes annulés ou perdons nos positions, ou que nous sommes calomniés dans les médias. Sans conviction, beaucoup obéissent simplement, par peur, à la demande de marquer leur condamnation du Hamas par des formules toutes faites. La pensée critique a disparu, et la demande d’afficher une condamnation morale devient une forme de terrorisme moral.

La position de Gay a été compromise dès le début en permettant le doxing des étudiants et en échouant à soutenir leurs droits fondamentaux de réunion et d’expression. Bien sûr, elle a été, et sera maintenant, critiquée par les sionistes pour ne pas être intervenue plus rapidement et plus brutalement afin de fermer le Comité de solidarité avec la Palestine de Harvard.

Les tentatives pour éliminer leur message ont contribué à entamer la vague de censure sur les campus que nous voyons maintenant, une vague qui opère tant formellement qu’informellement. Cette censure ne permet pas seulement à la campagne de massacres contre les Palestiniens de continuer, elle lui sert aussi de miroir et de justification. L’État israélien éteint la vie palestinienne, et la censure éteint aussi les déclarations de solidarité avec la lutte palestinienne (conçue comme étant plus vaste et plus longue que le Hamas).

L’un exige l’autre, puisqu’une guerre contre des civils ne peut être gagnée que si (a) la communauté internationale est convaincue que les civils sont soit des boucliers humains soit tous des terroristes et si (b) la critique ouverte, publique de ces suppositions, parmi d’autres identifications sidérantes, peut être éliminée. En d’autres termes, le massacre, avec une impunité de cette amplitude, exige une campagne de censure qui étouffe le discours qui devrait nommer correctement ce massacre en tant que tel et s’y opposer, raconter l’histoire du massacre et la violence structurelle de l’État lui-même.

Ce ne sont pas seulement les étudiants de Harvard qui découvrent leur discours mutilé au cours de sa réception publique et dont les vies sont assiégées par les attaques, le doxing et le harcèlement des médias. Tout discours étudiant qui cherche à contrer l’identification de l’antisémitisme et de l’antisionisme, ou, de fait, toutes les tentatives pour qualifier le massacre israélien de génocide, sont des cibles. Les étudiants sont harcelés, les offres d’emploi sont annulées, leurs aspirations professionnelles sont interrompues ou détruites, et leur capacité à résister à des accusations effroyables se traduit par des formes de dommage psychique qu’eux seuls peuvent vraiment (un jour) relayer.

Si ce moment était moins lourd de peur et de haine, nous pourrions faire une pause et poser quelques questions importantes. Est-ce que le Hamas est un mouvement terroriste ou un mouvement pour la résistance armée ? Quand les étudiants défendent la Palestine, appellent-ils à la décolonisation, à la fin de la violence d’État israélienne ou applaudissent-ils la mort d’Israéliens ? Allons-nous leur demander ? Allons-nous prendre la peine de le découvrir ? Ou devrons-nous, comme nous le faisons maintenant, passer rapidement à la conclusion que l’émancipation de la Palestine conduit à la mort des Israéliens quand, en fait, elle peut conduire à une nouvelle possibilité de cohabitation, que ce soit dans une solution à un ou deux États, ou sous une autre forme de gouvernance ?

Mes propres alliances politiques demeurent avec le mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions BDS), dont les instruments et les objectifs non-violents correspondent à mes propres valeurs. Mais peut-être est-il important de demander à ceux qui défendent le Hamas comme mouvement de résistance armée comment ils situent cette résistance armée à l’intérieur d’une histoire de luttes armées et quelles conditions, s’il y en a, devraient être remplies pour que les armes soient déposées. Une réponse évidente est que la violence d’État israélienne devrait cesser. Si la violence d’État israélienne est la condition de possibilité de la résistance armée, alors la cessation de cette violence produirait sans aucun doute une autre constellation politique.

Je me suis disputée avec le Comité de solidarité avec la Palestine de Harvard dans mon essai de LRB parce qu’il a affirmé que « le régime d’apartheid est le seul à blâmer » pour les attaques mortelles du Hamas sur des cibles israéliennes. J’ai pensé qu’il était « erroné de distribuer les responsabilités de cette façon et que rien ne pourrait exonérer le Hamas de sa responsabilité dans les massacres odieux qu’il a perpétrés ». Je ne pense pas que cela fasse sens de dire que la violence israélienne est le nom de la violence que commet le Hamas, puisque le Hamas a son propre plan et que la décision de lancer une lutte armée est une responsabilité qu’il assume. On pourrait même dire qu’affirmer que la violence du Hamas est seulement la violence israélienne retournée contre les Israéliens sape l’agentivité de ceux des Palestiniens qui ont adopté une position favorable à la lutte armée. Ils ne sont pas des vaisseaux pour une violence israélienne renversée, ils agissent en leurs nom propre et pour leurs propres raisons, du moins je le suppose. Cela dit, les étudiants ont certainement raison sur un point : il n’y aurait pas besoin d’une lutte armée si une violence d’État n’était pas infligée de manière permanente et insupportable par une puissance coloniale contre l’assiégé et le dépossédé.

Mais cette pensée peut à peine être communiquée, sans parler de la défendre, dans les présentes conditions historiques. Les vies palestiniennes sont détruites à Gaza, et tout Palestinien objectera à cette destruction. S’ils objectent et si nous objectons avec eux, cela ne fait pas de nous des supporters du Hamas. Cela fait seulement de nous des critiques virulents du génocide.

Laissez-moi alors m’excuser et clarifier mon propos : les étudiants ont tous les droits de s’opposer à la manière dont « le conflit » a été présenté dans la presse, à la manière dont le 7 octobre et les actes du Hamas deviennent dans tout débat public un point de départ, faux, effaçant soixante-quinze ans d’occupation, de détention, de dépossession et de vol de terres avant cela. Nous n’avons pas à soutenir chaque aspect de leur message pour déplorer inconditionnellement la manière dont ils ont été lésés par le mouvement sioniste aux États-Unis.

Ils ont le droit de parler, de s’élever contre l’injustice, et ils ont le droit que leurs voix soient entendues —et dans des débats justes—dans la sphère publique. La censure de leurs voix est à tous égards inadmissible, car elle exige le silence face à une attaque effrayante sur des vies palestiniennes et refuse de considérer la campagne de massacres qu’Israël mène maintenant comme partie d’une campagne plus longue pour dénier les droits fondamentaux du peuple palestinien à leurs maisons, à leur terre et à un avenir d’auto-détermination politique libre de violence.

La censure est toujours l’instrument du faible. Oui, elle a du pouvoir, mais elle admet que les questions sont déjà hors du contrôle de ceux qui l’exercent. La censure est déployée par ceux qui cherchent à contenir ou à éliminer un point de vue dont ils ne veulent pas qu’il soit entendu. Elle attribue un grand pouvoir à ce point de vue parce qu’elle sait peut-être que l’opposition virulente à l’injustice peut attirer des supporters qui ont encore le courage de voir, de nommer, l’horreur de ce qui est en train de se produire, et et de s’y opposer. La censure peut instiller la peur du censeur chez ceux qui la regardent opérer en tant qu’aile culturelle de la campagne militaire contre la Palestine. Mais il y a toujours ceux et celles qui refusent d’être contenus ou réduits au silence par la censure, dont les sensibilités sont éveillées par la censure et qui s’opposent à l’étouffement du discours et des débats.

Rejoignons ceux et celles qui croient que les étudiants de Harvard avaient raison de parler librement, raison de s’opposer à l’injustice, et raison d’attirer l’attention sur la longueur de l’histoire de violence qui a culminé dans cet horrible moment.

Les universités devraient être des endroits où nous serions libres d’apprendre ces points de vue, où les étudiants seraient libres d’exprimer des choses dissidentes et où les débats sur les mérites de leurs opinions devraient être encouragés. Il y a tant de discussions à avoir, y compris sur la question de savoir comment les personnes qui parmi nous sont engagées dans la non-violence peuvent jouer un rôle actif pour préserver les droits d’expression et la critique des mensonges. La censure appartient au fléau de l’autoritarisme. Et étant donné que les attaques contre la démocratie sont endémiques et en augmentation, c’est la responsabilité des administrateurs universitaires de sauvegarder les droits à la libre expression, particulièrement quand l’atmosphère est tendue, quand l’expression est délicate, et que des allégations et des menaces prennent la place de la réflexion et du débat.

Être interdit pour s’être opposé à l’injustice, c’est souffrir une nouvelle injustice. Pourrions-nous peut-être avoir un débat sur la justice ? L’université pourrait alors avoir la chance de redorer sa réputation pour la libre enquête. Pourrions-nous écouter nos étudiants ? L’université pourrait alors avoir une chance de devenir un lieu d’enseignement et d’offrir à son personnel enseignant une nouvelle leçon d’humilité.

 

Judith Butler

Judith Butler est professeure émérite à la Graduate School de l’ Université de Californie à Berkeley. Son livre, à paraître, Whos Afraid of Gender? [Qui a peur du genre ?], sera publié en 2024.

 

Trad. CG pour l’AURDIP et Campagne BDS France Montpellier

[1] Le doxing est la divulgation de données personnelles (adresse, téléphone, …) sur les réseaux sociaux, dans un but malveillant.

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