Omar Barghouti, cofondateur de BDS : « Aujourd’hui, il y a la peur de la Palestine en Occident »

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Rassemblement à l’université d’Helsinki, en Finlande, avec appel au boycott d’Israël, le 8 mai 2024. © Heikki Saukkomaa / Lehtikuva / AFP

Le cofondateur de la campagne de boycott BDS réagit aux mobilisations étudiantes exigeant la fin des relations avec les universités en Israël. Il explique pourquoi celles-ci seraient « complices » de la politique de Nétanyahou. Et dénonce un « nouveau maccarthysme ».

Gwenaelle Lenoir

10 mai 2024 à 08h07

SurSur les campus français ou américains mobilisés contre la guerre dans la bande de Gaza, une revendication revient sans cesse : les étudiant·es exigent que leurs universités coupent leurs liens avec les milieux académiques israéliens et avec toute entreprise entretenant des relations avec l’État hébreu.

La demande, qui suscite de vifs débats, prouve que la campagne mondiale BDS, pour « Boycott, désinvestissement, sanctions », a largement infusé dans le monde, dix-neuf ans après son lancement.

BDS est née en juillet 2005, un an tout juste après l’avis de la Cour internationale de justice déclarant illégal le mur de séparation construit par Israël sur les terres palestiniennes de Cisjordanie et Jérusalem-Est. Un avis qui n’avait eu aucun effet. Cent-soixante-dix organisations palestiniennes extrêmement variées – syndicats, associations de femmes, de défense des droits humains, réseaux de réfugié·es – avaient alors appelé à un type de lutte non violente qui avait fait ses preuves, jugeaient-elles, contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud.

Les trois modes d’action défendus sont définis par le sigle. Le « B » appelle au boycott des institutions et des entreprises israéliennes et internationales qui soutiennent le régime d’apartheid ou en tirent profit. Tous les domaines, politique, économique, culturel, académique, sportif, sont concernés. Le « D » demande le désinvestissement, de la part de tous les acteurs, des institutions et entreprises soutenant la politique israélienne contre les droits des Palestinien·nes. Le « S » exige que les gouvernements sanctionnent les autorités israéliennes tant que la politique condamnée perdure.

Alors que ces exigences sont combattues par nombre de gouvernements, y compris en France, Mediapart s’est entretenu avec Omar Barghouti, le cofondateur de BDS, de passage à Paris.

Mediapart : Depuis plusieurs semaines, des campus dans le monde sont occupés par des étudiant·es qui appellent à soutenir les Palestinien·nes, demandent un cessez-le-feu et exigent que leurs institutions rompent tout lien avec des établissements et entreprises israéliennes. BDS est-il à l’origine de ce mouvement ?

Omar Barghouti : Non ! Il s’agit d’un mouvement qui vient de la base et il n’y a pas de commandement central qui envoie des ordres aux étudiants. Bien sûr, il est évident qu’il adopte les demandes de BDS, car il se concentre sur les droits des Palestiniens, et promeut des tactiques de boycott et de désinvestissement pour y parvenir.

Aux États-Unis, de nombreux leaders étudiants et enseignants sont aussi en contact direct avec le mouvement BDS, qui est un mouvement semi-horizontal très lâche et qui fonctionne par l’intermédiaire de partenaires. Aux États-Unis, l’un des principaux est Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), la plus importante organisation juive progressiste du pays. Les sections de Jewish Voice for Peace sont impliquées dans tous les campements d’étudiants à travers les États-Unis.

En France, le lien avec BDS est moins direct. Même s’il est certain que la coalition BDS en France soutient la mobilisation à Sciences Po, à la Sorbonne et partout ailleurs.

Omar Barghouti, à Bruxelles, le 30 avril 2013. © ERIC LALMAND / BELGA / AFP

 

En quoi le mouvement des campus rejoint-il les mots d’ordre de BDS ?

Depuis dix-neuf ans que BDS existe, nous appelons au boycott académique des institutions israéliennes, parce qu’elles sont toutes complices. Le mouvement BDS ne cible pas les individus, mais les institutions. Il vise la complicité et non l’identité. Nous ne ciblons donc pas les universitaires, nous ciblons les institutions universitaires israéliennes.

Nous avons aussi appelé au désinvestissement des entreprises complices de l’occupation, des colonies, de l’apartheid, du génocide actuellement mené à Gaza contre 2,3 millions de Palestinien·nes ou de tout autre crime de guerre ou crime contre l’humanité commis à notre égard. Peu importe encore une fois l’identité de l’entreprise. Elle peut être française, chinoise, israélienne, américaine. Cela n’a aucune importance. Si elle est impliquée dans des violations des droits des Palestiniens tels que définis par le droit international, nous la ciblons.

Pour les étudiants militants français, américains, australiens, britanniques, canadiens, qui veulent être solidaires des Palestiniens dans leurs établissements, la forme de solidarité la plus significative consiste à s’assurer que leur établissement n’est pas complice, n’aide pas, ne permet pas ou ne profite pas de l’oppression des Palestiniens.

Il existe deux moyens d’y parvenir : le boycott académique, qui met fin à tous les projets conjoints avec des universités israéliennes complices, et le désinvestissement, qui garantit que l’université ne s’approvisionne pas, n’achète pas, ne passe pas d’appels d’offres ou de contrats avec des entreprises qui favorisent l’occupation, et n’investit pas dans ces entreprises.

Vous parlez de complicité des institutions universitaires israéliennes avec l’occupation. En quoi sont-elles complices selon vous ?

Il me faudrait des heures pour répondre tant la liste est longue. Je voudrais signaler le livre récent de l’anthropologue israélienne Maya Wind, intitulé Towers of Ivory and Steel [« Tours d’ivoire et d’acier » – ndlr], qui documente la complicité des institutions universitaires israéliennes dans le système du colonialisme de peuplement, de l’apartheid et de l’occupation militaire. Tout cela est basé sur des recherches méticuleuses.

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Je ne vais pas résumer le livre, juste donner quelques exemples. Les institutions israéliennes depuis leur création ont toujours été conçues pour être un pilier du système d’oppression et la conception d’armes et de doctrines qui sont utilisées par l’armée. Par exemple, la doctrine Dahiya, qui fait référence à la banlieue sud de Beyrouth, est une doctrine de la force disproportionnée élaborée à l’université de Tel-Aviv, avec la participation de l’armée israélienne et des industries militaires.

Autre exemple : le « code éthique » de l’armée israélienne, qui justifie le meurtre d’un grand nombre de civils palestiniens dans le but de cibler un Palestinien « recherché », a été élaboré à l’université de Tel-Aviv par le plus grand et le plus célèbre philosophe israélien spécialisé dans l’éthique, Asa Kasher. Il l’a développé avec un général de l’armée israélienne. Il a été fortement critiqué par de nombreux spécialistes de l’éthique et de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme.

Nous n’avons pas vu un tel niveau de silenciation depuis McCarthy aux États-Unis contre la soi-disant “peur rouge”.

Avant la mobilisation des étudiants, il y a eu les deux audiences devant la Cour internationale de justice, la première en janvier, accusant Israël d’un risque de génocide dans la bande de Gaza, et la deuxième en février, l’accusant d’apartheid à l’égard des Palestiniens. Quelle est votre réaction ?

C’est une victoire pour le peuple palestinien qui, après des décennies de colonialisme, d’apartheid et d’occupation militaire, est enfin entendu par la Cour internationale de justice, la plus haute autorité juridique du monde. C’est extrêmement important. Et ce n’est pas seulement symbolique.

La décision de la CIJ le 26 janvier indiquant un risque plausible de génocide commis par Israël à Gaza a eu beaucoup d’impact. Nous avons été nous-mêmes très surpris. Pour ne citer que quelques exemples, deux grandes entreprises japonaises ont mis fin à leurs relations avec Elbit Systems, la plus grande entreprise militaire privée d’Israël, en invoquant l’arrêt de la CIJ.

La Bolivie et la Colombie ont rompu leurs relations diplomatiques et la Colombie a mis fin le mois dernier à ses importations militaires en provenance d’Israël. Il y a quelques jours, la Turquie a décidé de cesser tout commerce avec Israël. Or, la Turquie est un important partenaire commercial d’Israël.

La décision de la CIJ a donc été très importante en renforçant l’impact du mouvement BDS au-delà de tout ce que nous avions connu auparavant.

Et concernant les entreprises françaises ?

Carrefour et Axa sont nos principales cibles françaises. Nous avons vu le boycott de Carrefour se répandre dans la région arabe : des franchisés de cette région se plaignent à la société mère de Carrefour de perdre des clients à cause de la succursale de Carrefour en Israël. Axa a investi dans des banques et des entreprises israéliennes qui sont impliquées dans les colonies et dans le système d’apartheid [ce que l’entreprise a démenti récemment, après une action des partisans du boycott – ndlr].

Dans les pays occidentaux, les mobilisations en faveur de la Palestine et de la bande de Gaza sont souvent combattues, voire interdites et criminalisées. Êtes-vous surpris ?

Pas du tout. En tant que militant des droits de l’homme, j’observe le déclin du libéralisme et de la démocratie occidentale depuis de très nombreuses années. J’ai étudié en Occident, j’y ai vécu, je ne suis donc pas très surpris. Cette démocratie a toujours été une démocratie discriminante, qui exclut les populations non désirées et permet le pillage et l’exploitation du Sud. Elle n’a jamais été une véritable démocratie libérale, au sens des idéaux défendus par certains intellectuels.

La seule surprise, je dois le dire, c’est l’ampleur et la vitesse du déclin. Depuis le début du génocide israélien, il y a eu un effondrement soudain, les masques sont complètement tombés. La répression exercée par les États, le double standard par rapport à l’Ukraine, l’hypocrisie des soi-disant démocraties occidentales, ont été choquants.

Même des intellectuels juifs qui défendaient les droits des Palestiniens ont vu leurs événements annulés au prétexte d’« antisémitisme ». Nous n’avons pas vu un tel niveau de silenciation depuis McCarthy aux États-Unis contre la soi-disant « peur rouge ». Aujourd’hui, il y a la peur de la Palestine en Occident.

Ce nouveau maccarthysme est aussi laid que le premier, aussi répressif que le premier. Mais comme le premier, il reflète également le fait que les puissances hégémoniques de l’Occident colonial sentent que leur hégémonie s’effrite. Elles agissent donc par une répression extrême, voire par la violence, à l’égard d’étudiants militants pacifiques, à l’égard d’orateurs juifs défendant les droits des Palestiniens, sans parler des Palestiniens et d’autres personnes de couleur. La répression est sans précédent.

Vous semblez malgré tout optimiste…

J’étais étudiant à l’université Columbia en 1985 lorsque nous avons bloqué le Hamilton Hall, ce même Hamilton Hall qui a été occupé la semaine dernière par des étudiants. Nous luttions alors contre l’apartheid en Afrique du Sud. Je portais toujours une pancarte « abolir l’apartheid ». Mes camarades étudiants en ingénierie me demandaient : « Tu n’as pas mieux à faire ? Tu crois vraiment que l’apartheid en Afrique du Sud va s’effondrer, qu’il sera aboli de ton vivant ? »

Et je répondais : « Non, il est tellement puissant, il est soutenu par Reagan et Thatcher. » Mais je le faisais par devoir internationaliste, pour défendre la justice partout dans le monde. Parce qu’un succès en Afrique du Sud serait un succès pour la Palestine, un succès pour les Noirs américains, pour tous les mouvements en faveur de la justice. Et puis l’apartheid s’est effondré de mon vivant. Personne ne peut m’enlever cet espoir et me dire : « Oh, tu es romantique, tu es idéaliste. Vous pensez pouvoir un jour vaincre l’apartheid israélien ? » Oui, nous le ferons.

 

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