Ils choisissent une personne à tuer, et la manifestation est finie

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Ali Duikat, père d’Imad tué vendredi dernier, berçant son petit-fils et homonyme cette semaine. Credit: Alex Levac

Gideon Levy, Alex Levac Aug. 12, 2021

Imad Duikat est le sixième Palestinien abattu par les militaires israéliens au cours des récentes manifestations de protestation contre l’avant-poste colonial d’Evyatar, et le 40e tué en Cisjordanie depuis mai.

Ali est amené dans la pièce dans les bras de son oncle Bilal, le frère de son père.Tout le monde fait silence, les yeux s’emplissent de larmes à la vue du bébé. Ali n’a pas encore deux mois, et son père a été tué vendredi dernier par les Forces israéliennes de défense [IDF]. Une seule balle l’a atteint à la poitrine, tirée à quelques centaines de mètres.

Imad Duikat, simple ouvrier, faisait partie des centaines d’habitants du village de Beita, en Cisjordanie, qui se rassemblent chaque vendredi face à Evyatar, un avant-poste illégal dont les colons se sont retirés pour le moment, mais dont les logements sont encore là, intacts. Les dirigeants du village déclarent avec insistance qu’ils ne baisseront pas les bras tant que la dernière pierre d’Evyatar n’aura pas été enlevée et la terre – qui, disent-ils appartient à Beita et trois autres villages voisins – rendue à ses propriétaires.
Duikat, 38 ans, buvait de l’eau dans une tasse jetable, dans la chaleur de midi quand il a été abattu. La tasse est maintenant au centre du mémorial improvisé – un cercle de pierres – dont ses amis ont entouré la tache de sang séché à l’endroit où la balle l’a frappé. Son fils nourrisson Ali et ses quatre sœurs ne le reverront plus. Le grand-père, nommé lui aussi Ali, presse son petit-fils sur son coeur et l’embrasse.
Cette simple maison au coeur de Beita est écrasée par le deuil. Nous sommes arrivés là en début de semaine pour rendre visite aux père, frère, enfants et autres parents d’Imad. Les femmes en deuil étaient au premier étage. Un groupe de voisins s’était rassemblé pour se consoler dans une salle au centre du village.

La semaine dernière, nous étions déjà à Beita, pour documenter le meurtre du plombier local, Shadi Shurafi, 41 ans, père de quatre enfants, tué par balles un soir qu’il allait vérifier les vannes d’adduction d’eau du village, près de l’autoroute, une clé à molette à la main. (Mardi dernier, le porte-parole de l’armée nous a informés que le corps de Shurafi avait été finalement rendu à sa famille pour les obsèques sur instruction de responsables politiques israéliens.)
L’encre de l’article sur le plombier était à peine sèche que déjà un autre habitant de Beita était tué. Duikat est le sixième villageois tué depuis le début des manifestations contre Evyatar. Depuis mai, les forces israéliennes ont tué un total de 40 Palestiniens en Cisjordanie, dont la majorité ne mettait apparemment personne en danger.

La veuve, Samar, est enfermée dans sa chambre. Ses filles orphelines, âgées de 10 à 4 ans, sont assises en silence sur le sofa. Grand-père Ali, 78 ans, pleurant son fils, porte un keffieh blanc et un costume noir ; il glousse involontairement de temps à autre, apparemment embarrassé.
Depuis qu’Evyatar a été établi sur [le mont] Jabal Sabih, à la périphérie de Beita, début mai, les villageois procèdent aux prières du vendredi sur la colline d’en face, plantée d’oliviers. C’est devenu un rituel populaire hebdomadaire : tout le village, y compris les enfants, se rend sur la colline à pied ou en voiture, des camionnettes apportent de la nourriture et des boissons, et les habitants passent l’après-midi, après les prières, face à l’horreur qu’est Evyatar. Pendant la période où l’avant-poste a été habité, ils y brûlaient des pneus dont l’épaisse fumée gênait les colons.
Un immense drapeau de la Palestine flotte maintenant avec défi ; des haut-parleurs et un éclairage ont aussi été installés. Vendredi dernier, les villageois se sont rassemblés sur cette même colline : on estime que 1000 à 1500 personnes ont participé à la protestation qui faisait penser à un picnic de masse avec enfants.


Bilal, frère d’Imad Duikat tenant le bébé Ali, les 4 filles d’Imad et son père Ali au premier plan. Credit: Alex Levac

Beita a une longue expérience de manifestations contre les colons violents qui veulent les déposséder. Il y a un an et demi, les colons ont essayé de s’implanter sur le Jabal Orma voisin : cette tentative a été mise en échec après un combat qui a coûté la vie à deux villageois. Pendant la fête de Passover de 1998, une randonnée provocatrice de jeunes colons dans la région s’est muée en un incident violent et fatal, à la suite duquel les IDF ont démoli 16 habitations à Beita. En 1991, un colon d’Elon Moreh a tué un résident local et a été hospitalisé en psychiatrie. Il y a deux semaines, le plombier a été tué. Puis ce fut le tour de Duikat.
Il était à la maison vendredi matin avec Samar et les enfants. Vers 10H30, il est sorti avec son neveu de 20 ans Rabia. Ils ont gagné en voiture la colline qui fait face à Evyatar, traversant au passage un terrain familial de loisirs et de camping. Les villageois avaient posé des tapis sur le sol et commencé les prières de midi, parmi les oliviers, sous le soleil. Les structures inoccupées d’Evyatar, parmi lesquelles une grande construction en forme de menorah, une tour d’observation et des drapeaux israéliens. se profilaient sur la colline opposée.

Vers 14H30, alors que des centaines de personnes s’étaient rassemblées, un soldat israélien a pris son fusil et a tiré une seule balle – une balle “tutu“ de calibre 22, selon les villageois – dans la poitrine de Duikat. Du sang a jailli de sa bouche, la balle n’est pas ressortie. Le décès a été constaté à son arrivée à l’hôpital Rafadiya de Nablus. L’ambulance qui l’a transporté avait été postée à quelques pas de l’endroit où il a été tué ; une deuxième ambulance était garée à proximité. Au moins deux ambulances restent en attente lors de ces manifestations hebdomadaires qui se terminent invariablement en bain de sang.
Vendredi dernier, six habitants ont été atteints par des tirs à balles réelles et plus d’une centaine blessés par les gaz lacrymogènes et des balles métalliques à pointe de caoutchouc. Personne ne sait combien de militaires étaient déployés contre eux ; le terrain est rocailleux et certains soldats sont dissimulés. Certains manifestants disent que des tirs provenaient aussi de drones qui les survolaient.
C’est comme ça, chaque semaine.
“Ils ne visaient pas forcément Imad personnellement“ dit Omar Duikat, 51 ans, oncle du mort, assis dans la maison familiale. “Ils choisissent une personne et c’est fini. Le soldat choisit qui il va tuer. C’est ainsi que nous avons eu six tués parmi les habitants.“

Le mémorial improvisé en mémoire d’Imad Duikat. Credit: Alex Levac

Bilal, 44 ans, frère aîné de la victime, serre dans ses bras son petit neveu, le bébé Ali. “Ils l’ont fini en une seconde,“ dit-il avant de se murer dans le silence.
Omar ajoute : “Sa vie était très simple. Imad n’était ni footballeur, ni acteur de cinéma ni chanteur ou commerçant. [Sa vie, c’était] aller à son travail d’ouvrier le matin, revenir à la maison avec sa femme et ses enfants, et parfois sortir travailler en famille dans son oliveraie.
“Les colons ne viennent pas en visiteurs,“ continue-t-il. “Ils veulent prendre la terre. Je n’ai rien contre le peuple israélien. Je travaille à Rishon Letzion et je tire mon chapeau aux gens de là-bas, mais les colons sont très différents. Les colons qui nous entourent de sont pas des êtres humains. Ils ne pensent qu’à faire du mal, et le problème c’est que l’armée les soutient. Imad est le prix que nous payons pour sauvegarder notre terre. Nous dans ce village, payons un prix exorbitant pour préserver notre terre. Ce village refuse d’accepter les colons. Nous sommes prêts à payer n’importe quel prix pour ne pas perdre notre terre. Nous voulons la paix, mais nous refusons que quiconque nous fasse du mal.“
“Les colons n’attendent qu’une occasion de prendre pied, hisser un drapeau, installer un mobile home et s’étendre encore plus, mais nous ne sommes pas d’accord pour l’accepter. Nous avons décidé, il y a 105 jours quand ils se sont installés sur la colline de l’autre côté du chemin, qu’il n’y aurait pas de cesse tant que la terre ne nous aura pas été rendue. Ce n’était pas Evyatar, ce n’est pas Evyatar et ce ne sera jamais Evyatar. C’est exactement le centre du pays et ils veulent séparer l’est de l’ouest et le nord du sud. Notre combat continuera jusqu’à ce qu’ils aient enlevé la dernière pierre.“

Le porte-parole des IDF a fait la réponse suivante à propos de l’incident qui a coûté la vie d’Imad Duikat, cette semaine : “ Les IDF font des débriefings dans le but de tirer des conclusions afin de leur permettre de répondre aux risques sécuritaires et d’éviter autant que possible de nuire aux non-combattants. Le 6 août 2021, des troubles violents ont eu lieu au voisinage de la “colline d’Evyatar“ auxquels participaient des centaines de Palestiniens qui lançaient des pierres et brûlaient des pneus. A la suite de l’incident en question, une enquête de la police militaire est en cours,à l’issue de laquelle ses constatations seront transmises au bureau de l’avocat général militaire.“
Des membres de la police des frontières stationnent à l’entrée d’Evyatar. La zone où les villageois de Beita manifestent est jonchée de résidus de pneus brûlés et de douilles de l’armée ; une mer de tasses et de bouteilles plastiques couvre le sol desséché. Des grillons stridulent à midi – c’est le seul bruit audible – en attendant la prochaine manifestation et le prochain tué.
(trad PL)

https://www.haaretz.com/israel-news/twilight-zone/.premium.MAGAZINE-they-choose-one-person-to-kill-and-then-the-protest-is-over-1.10113349

 

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