Palestine. L’instant de tous les possibles

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Abbas Momani/AFP

 

En réaction aux arrestations massives des Palestiniens d’Israël, les membres du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe publient ensemble cet article de Majd Kayyal, écrivain et journaliste d’Haïfa. Il appelle à l’unité de tous les Palestiniens contre les coups de butoir sécuritaires et idéologiques du gouvernement Israélien.

Traduit de l’arabe par Kawthar Guediri. Cette tribune est publiée par le réseau Médias indépendants sur le monde arabe, dont fait partie Orient XXI.

C’est à ce moment précis que j’ai le plus peur. Parce que je sais que la guerre la plus profonde et la plus difficile commence maintenant.

Empêcher par la force l’unité

Cette guerre-là se mène sur deux fronts.

D’abord sur le front sécuritaire : Israël cherche à remettre à jour l’image du « monstre » que nous avions brisée. La presse en hébreu explique que la police a été « choquée » par le soulèvement populaire et qu’elle essaie maintenant de restaurer une « force de dissuasion », c’est-à-dire qu’elle souhaite afficher puis exercer sa violence et sa brutalité afin de nous ramener à la peur et la soumission, de nous terroriser de nouveau, de nous empêcher de sortir dans la rue, et que nous ne lancions pas de nouvel appel à l’unité palestinienne.

Après l’arrestation dans les territoires de 1948 de plus de 1 500 jeunes femmes et hommes ces deux dernières semaines, le ministère de l’intérieur a annoncé le 21 mai (en même temps que le « cessez-le-feu »), une campagne intitulée « Le droit et l’ordre ». Dans ce cadre seront utilisés des unités de garde-frontières, de la police secrète, des unités spéciales et des bataillons de réserve, afin de procéder à l’arrestation de plus de 500 personnes dans les heures et jours à venir. Ces 500 personnes ont été ciblées dans le but de « régler des comptes » avec les jeunes. D’une ampleur sans précédent, cette campagne est une déclaration de guerre qui ne doit pas passer inaperçue1.

Les forces d’oppression israéliennes essaient de restaurer leur autorité par la violence et les prisons en détruisant la vie de nos jeunes.

Un second front a des répercussions plus profondes et plus dangereuses : l’institution sécuritaire commence à étendre ses campagnes et activités sociales afin de réécrire la mémoire populaire, avec comme objectif de remplacer l’histoire que la population a édifiée dans la rue et les sacrifices qu’elle a faits par un narratif qui renforce notre division et sert la stratégie coloniale israélienne.

Il est vrai que les gens qui sont descendus dans la rue ont donné un exemple de force, de courage, de défi, d’unité et de solidarité merveilleux et différent. Il est de notre responsabilité de nous appuyer sur leur exemple. Cette fois-ci, nous ne devons pas répéter les erreurs du passé, et nous ne devons pas permettre que notre histoire soit volée.

La fable de « l’exception de l’intérieur »

Cette révolte populaire est une matière première et la question est de savoir qui d’entre nous saura au mieux la faire fructifier. Israël va essayer de l’utiliser afin de porter un coup douloureux au niveau de la prise de conscience, en accordant des privilèges sociaux, économiques et politiques à tous ceux qui le rejoindront.

Les Israéliens vont utiliser toutes les ressources possibles et monter des projets afin de créer une classe politique et sociale « haut de gamme », afin de renforcer la croyance en une citoyenneté israélienne des Palestiniens vivant sur le territoire de 1948. Dans les mois et les années à venir, ils créeront et formeront des élites sociales, universitaires, « droits-de-l’hommistes », politiques, culturelles, des capitalistes, des associations, des institutions, des entreprises et une presse, afin de récolter les fruits de nos sacrifices, ceux de la jeunesse palestinienne écrasée par les horreurs du colonialisme et de ses conditions sociales — violence, pauvreté, manque d’éducation de qualité et marginalisation.

Ils essaieront de transformer l’esprit de la révolution du peuple et l’appartenance inébranlable à la Palestine, à Jérusalem et à Al-Aqsa ; ils essaieront d’en faire une histoire des « Palestiniens en Israël » et reviendront nous parler de « l’exception de l’intérieur ».

Et qui sait, il se peut même qu’ils déploient une seconde « Commission Or »2.

Sortir de la cage

Tout cela représente une sombre perspective. Mais il en existe une autre : nous-mêmes, et nous ne sommes pas insignifiants. Durant la deuxième Intifada, nous étions des enfants ; certains n’étaient même pas encore nés, d’autres étaient suffisamment âgés, mais n’avaient pas les moyens de lutter. Aujourd’hui, nous en sommes capables, et notre participation n’est pas seulement un devoir ; elle relève d’une responsabilité vitale.

Notre responsabilité existentielle est de bâtir et consolider l’idée de l’unité de la Palestine, de considérer la citoyenneté israélienne comme une cage, une prison qui nous empêche de nous retrouver en nombre, de nous connaître mutuellement, de bouger, de nous organiser ensemble, de fonder une réelle force politique qui puisse formuler et penser sa vie, ses aspirations, ses rêves.

Nous avons la responsabilité de créer et de développer des projets, des initiatives, des cercles qui promeuvent et renforcent l’idée que nous sommes un seul peuple, et que nous souhaitons une vie sociale et politique unitaire et libre. Nos luttes doivent être encadrées de manière à rompre la « spécificité » et les « cages » de chaque espace géographique.

Nous avons la responsabilité de commencer à construire et mettre en œuvre une nouvelle vision qui redéfinisse la lutte palestinienne après des années d’enfermement dans le piège de l’État d’Oslo et les absurdités de « l’égalité à l’intérieur d’Israël ».

Nous vivons un moment important, porteur de possibilités nouvelles et nous devons nous en saisir, agir avec force et rapidement, parler, communiquer, construire, penser…

Nous devons imposer un nouveau discours, une nouvelle narration. Nous devons rejeter cette « vie en cage » et faire en sorte que ceux qui souhaitent diviser les Palestiniens aient honte de leurs choix.

Nous devons lutter pour des changements dans les cadres existants, et en créer de nouveaux, basés sur le principe de l’unité de la lutte palestinienne et de la destruction de la ségrégation.

Nous souhaitons voir l’avenir devant nous, un avenir dans lequel le natif de Khan Yunis (Gaza) bénéficie de soins médicaux de même qualité que celui de Haïfa ; où celui qui est né à Nazareth accède aux mêmes curriculums scolaires et académiques (et qu’il puisse se rebeller contre ces mêmes curriculums) que celui qui est né à Jérusalem.

Un avenir sans checkpoints dans toute la Palestine, un avenir dans lequel les enfants d’Umm Al-Fahm jouent avec ceux de Gaza dans les parcs de Jérusalem.

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. J’ai la conviction que nous vivons un moment des possibles, et que nous avons la capacité d’en faire ce que nous voulons si nous nous montrons à la hauteur de la responsabilité. Et nous nous devons d’être à la hauteur, non seulement pour construire un avenir meilleur, mais afin de donner une valeur réelle à notre présent et à nos vies aujourd’hui. Pour redonner leurs droits à tous ceux qui avant nous ont existé, lutté et souffert.

Majd Kayyal

Chercheur et écrivain de Haïfa, Palestine. Depuis 2012 il publie des articles sur la Palestine et le sionisme pour Assafir Al-Arabi. En 2016, son roman La tragédie de Sayyed Matar a remporté le prix AM Qattan. Il a publié Mourir à Haïfa en (2019), et un album musical pour les enfants, Plus belle que Berlin (2020).

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