Coronavirus : comment ne pas penser à Gaza ?

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* Illustration par Dr. Alaa Al-Laqta

 

Qui aurait pu imaginer il y a juste quelques jours que les européens seraient confinés dans leurs maisons et deviendraient persona non grata partout dans le monde, y compris dans leurs ex-colonies, car ils pourraient y apporter la maladie ?

Auteur Ahmed Abbes (*)

J’aurais dû être à Tunis samedi 14 mars pour participer à la clôture de la semaine contre l’apartheid israélien. J’avais invité le chercheur et documentaliste Palestinien Tarek Barki pour donner une conférence intitulée « Nous avons été et nous existons toujours » qui raconte le passé et le présent des villages palestiniens nettoyés ethniquement réfutant la formule sioniste « une terre sans peuple…» Mais dès la fin de la semaine précédente, des nouvelles inquiétantes sur la propagation du Coronavirus en Europe, au Proche Orient et en Afrique du Nord commençaient à s’accumuler. La mort dans l’âme,  je me résolvais, lundi 9 mars,  avec mes camarades, à reporter cette conférence tant attendue à une date ultérieure. Depuis, les mauvaises nouvelles continuent à déferler à un rythme infernal.

Deux jours plus tard, un de mes collègues m’envoyait un article expliquant que le coronavirus arrive à une vitesse exponentielle: progressivement, puis soudainement. L’auteur présentait et analysait les courbes de l’évolution de l’épidémie dans le Monde, qui ne laissaient aucun doute. A quelques jours de décalage, ces courbes exponentielles semblent quasiment identiques pour au moins trois régions: Wuhan en Chine, l’Italie et la France. Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), déclarait dans le Monde du samedi 14 mars que « de mémoire de professionnels, l’AP-HP n’a été confrontée à un phénomène d’une telle ampleur avec une telle rapidité et une aussi forte complexité. Je dirais même d’une telle violence. »

Mercredi 11 mars, le Gouvernement italien décidait de fermer tous les commerces, à l’exception des pharmacies et des magasins d’alimentation. Le même jour, le Président américain annonçait la suspension pour 30 jours de l’entrée des Européens aux Etats-Unis. « La vraie menace pour nous, c’est désormais l’Europe », avait-il affirmé. « C’est de là qu’arrivent les cas. Pour dire les choses clairement, l’Europe est la nouvelle Chine ».

Dimanche 15 mars, on annonçait 3590 nouvelles contaminations en 24 heures et 368 nouveaux décès en Italie. Le système de santé italien commence visiblement à s’effondrer. Le même jour, il y a eu 923 nouvelles contaminations et 36 nouveaux décès en France.

Le lendemain, constatant l’inefficacité des mesures déjà prises pour endiguer la propagation du virus, le Président français a décrété, dans un discours au ton martial, le confinement général en France à partir du mardi 17 mars midi pour au moins 15 jours : « nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale » disait-il.

Le continent africain qui semblait au début épargné par l’épidémie est  touché à son tour. Mardi 17 mars, on comptait 166 contaminations et 4 décès en Egypte, 60 contaminations et 5 décès en Algérie, 62 contaminations en Afrique du Sud, 38 contaminations et 2 décès au Maroc et 24 contaminations en Tunisie. Les pays maghrébins ont décrété la fermeture des écoles, des universités et de leurs espaces aériens et terrestres.

Confiné chez moi en banlieue parisienne, essayant de focaliser mon attention sur ma recherche mathématique, je me retrouve régulièrement en train de consulter les nouvelles qui confirment la propagation exponentielle de l’épidémie dans le monde. Je m’inquiète pour mes proches et mes amis et pour les pays qui n’ont pas les moyens de faire face à ce désastre. Je suis saisi par la vulnérabilité de l’opulent mode de vie occidental. Le capitalisme sauvage, qui domine le monde et asservit l’écrasante majorité des êtres humains au profit d’une infime minorité, pourra-t-il survivre à cette crise ? Le virus, quant à lui, semble ignorer les frontières et traiter tout le monde sur un pied d’égalité. Des dirigeants des plus grandes puissances mondiales ont été contaminés. Mais la situation pourrait évoluer avec le temps et les pays pauvres, en particulier les pays africains, pourraient souffrir plus que les autres.

Tout d’un coup, les souvenirs de la guerre israélienne contre Gaza de 2014 me reviennent avec force. Je me revois pendant les mois de juillet et d’août de cette année, enfermé chez moi pour suivre et relayer l’évolution de la situation qualifiée par les responsables de l’ONU et des ONG présents sur place de « désastre humanitaire sans précédent ».  Selon l’ONU, 2189 Palestiniens sont morts dont au moins 1486 civils y compris 269 femmes. Au moins 538 enfants palestiniens ont été tués à Gaza: 341 garçons et 197 filles, âgés entre une semaine et 17 ans. Soixante-huit pour cent d’entre eux avaient 12 ans ou moins. Au moins 142 familles palestiniennes ont perdu trois membres ou plus dans la même attaque. Selon le ministère palestinien de la Santé, 11100 Palestiniens, dont 3374 enfants, 2088 femmes et 410 personnes âgées, ont été blessés.

Un demi-million de Palestiniens ont été déplacés à l’intérieur de la bande de Gaza, ce qui représente 28% de la population. Soumis à des bombardements incessants malgré les trêves annoncées, les Gazaouis ne disposaient en fait d’aucun lieu véritablement sûr pour se protéger car parmi les bâtiments de l’ONU (dont 84 écoles) devant en principe servir de refuge, certains étaient des cibles de l’armée israélienne. L’ONU a estimé qu’environ 20000 logements avaient été détruits ou gravement endommagés lors des attaques israéliennes. L’unique centrale électrique a été détruite par les bombardements israéliens ce qui a causé l’arrêt du système de distribution d’eau, et une dizaine d’hôpitaux ont été endommagés.

Comment ne pas penser aux hôpitaux de Gaza débordés par les blessés qui arrivent par vagues au rythme des bombardements israéliens quand je vois les images des hôpitaux de Wuhan, de Lombardie et de Vénétie dépassés par l’épidémie du Coronavirus ou quand je lis l’interview de Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, dans le Monde du samedi 14 mars ?  À la question « avez-vous envisagé un scénario à l’italienne, où les médecins sont obligés de hiérarchiser parmi les patients à soigner ? » il a répondu « il n’y a pas de telles consignes données aux soignants. On travaille pour ne pas avoir à faire ce qu’on pourrait appeler de ‘l’éthique de guerre’ » ; cette dernière est une pratique courante à Gaza. Mais au moins l’électricité n’est pas et ne sera pas coupée dans les hôpitaux en Chine, en Italie et en France, et les médecins ne manquent pas de stéthoscopes comme leurs collègues à Gaza.

L’Unicef, l’Unesco et l’organisation « Save the Children » ont indiqué qu’un demi-million d’enfants à Gaza n’ont pas pu retourner à l’école lors de la rentrée le 24 août 2014 car la quasi-totalité des établissements scolaires a été inaccessible. En effet, 213 établissements scolaires ont été détruits ou endommagés par les bombardements de l’armée israélienne et 103 ont été transformés en refuges pour les habitant déplacés.

Comment ne pas penser aux enfants de Gaza quand je pense aux enfants français, italiens et tunisiens confinés chez eux et privés d’école en ce moment ? Mais eux au moins ne risquent pas d’avoir les toits de leurs maisons leur tomber sur la tête comme la famille Samouni qui a perdu 49 des leurs dans ce que les organisations humanitaires considèrent comme un « crime de guerre délibéré ».

Qui peut oublier le moment où Chris Gunness, porte-parole de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, a succombé à l’émotion lors d’une interview en direct avec Al Jazeera ? Il a été interviewé au sujet d’une attaque contre un refuge scolaire de l’ONU au cours de laquelle au moins 15 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, ont été tués. Gunness a dit: « ce qui se passe à Gaza, en particulier pour les enfants, est un affront à l’humanité de nous tous ».

Comment ne pas penser aux habitants de Gaza prisonniers d’un blocus inhumain qui dure depuis plus que 13 ans quand je me retrouve confiné chez moi, interdit de quitter ma maison sauf pour 5 motifs fixés par le gouvernement et à condition d’être munis d’une attestation ? Mais en Europe au moins, nous n’avons pas de snipers pour faire respecter cette interdiction.

Comme les malheurs s’additionnent, lundi 16 mars, il y avait 39 patients atteints de Coronavirus en Cisjordanie et aucune infection n’a encore été signalée à Gaza. Mais on estime que le nombre de cas confirmés augmentera considérablement. Deux patients ont été hospitalisés en isolement en Cisjordanie après leur retour de Rafah dans le sud de la bande de Gaza, mais aucun ne présente actuellement les symptômes du virus. En outre, 1400 habitants de Gaza sont en quarantaine à domicile. En cas de propagation de l’épidémie, le corps médical et les hôpitaux de Gaza ne pourront pas y faire face. Afin de traiter les patients atteints de coronavirus, Gaza aura besoin de matériel médical interdit d’accès par Israël.

Alors, aujourd’hui plus que jamais, nous sommes tous des Palestiniens et Gaza est arrivée chez nous !

(*) Ahmed Abbes, mathématicien, directeur de recherche à Paris, secrétaire de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP) et coordinateur de la Campagne tunisienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (TACBI).

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